Grâce à la stabilité de son gouvernement (en deux cents ans, de 910 à 1109, six abbés conduiront la destinée de l'abbaye de Cluny, alors que pour la même période, quarante-deux papes se succéderont à Rome), la maîtrise, la souplesse, la sagesse, la modération, le prestige de ses grands abbés, les actions de Cluny en faveur d'une humanisation de la société féodale seront décisives.
Considérant que l'Art favorise la perception des choses célestes et qu'aucune splendeur ne peut paraître excessive dès lorsqu'il s'agit de la gloire de Dieu, les moines de Cluny, en édifiant leur grande église Cluny III, ont voulu en faire le plus grand édifice de la chrétienté romane.
Cluny est cependant aussi symbole de vandalisme. Après le départ des quarantes derniers moines en 1790, les bâtiment de l'abbaye devenus biens nationaux seront vendus le 21 avril 1798 à quelques promoteurs en démolition et le vaste édifice livré à la pioche des destructeurs. La démolition, pratiquement consommée en 1823 ne laissera subsister que le croisillon sud du grand transept couronné par le clocher octogonal de l'Eau Bénite, la petite tour de l'Horloge et la chapelle de Jean de Bourbon, gracieux exemple du gothique flamboyant.
L'abbaye de Cluny fut fondée en 910 par Guillaume le Pieux, duc d'Aquitaine, comte d'Auvergne, du Velay et de Bourges, qui légua aux moines venus de Baume-les-Messieurs, sa villa gallo-romaine de Cluny (CLUNIACUM), aménagée alors en séjour de chasse, ainsi que toutes ses dépendances. Située en Bourgogne du Sud, dans la petite vallée de la Grosne, entre les monts du Mâconnais à l'est, et ceux du Charolais à l'ouest, la nouvelle institution jeta ses bases à quelques kilomètres au nord-ouest de Mâcon et du grand axe de circulation de la vallée de la Saône (axe de pénétration des Romains dans la Gaule depuis la Provence).
Dès leur arrivée à Cluny, les moines établiront solidement leur renommée de "bâtisseurs". Construite sous l'abbatiat de Bernon, la première église abbatiale (Cluny I) sera dédicacée en 927 sous le gouvernement d'Odon. Aymard, troisième abbé de Cluny, entreprendra la construction de Cluny II qui sera achevée en 981, sous l'abbatiat de Mayeul. Odilon, cinquième de la lignée des abbés de Cluny, substituera aux environs de l'an Mil, la voûte au plafond et allongera l'édifice à l'ouest en le dotant d'un narthex ou galilée, surmonté de deux tours. Au sommet de son influence diplomatique, l'abbaye de Cluny envisage l'édification d'une église à la mesure de sa puissance et de la magnificence de l'office clunisien. Hugues de Semur (Semur-en-Brionnais), sixième abbé de Cluny (1049-1109), décide à soixante ans, la construction de la "major ecclesia" Cluny III. La pose solennelle de la première pierre aura lieu le 310 septembre 1088.
Le programme est ambitieux. Sur une longueur de 187,31m (Notre-Dame de Paris, 130m) se développent :
Les étapes de la construction :
Trente cinq ans plus tard, jour pour jour, alors que Pierre de Montboissier, dit le Vénérable, était abbé de Cluny (1122-1156), le pape Innocent II, entouré de mille moines, inaugurait l'église achevée.
La grande église Cluny III, peut, à juste titre, être considérée comme un chef d'oeuvre incontesté de l'art roman classique et le fleuron de l'art clunisien. L'élévation à trois "étages" de sa nef (grandes arcades, faux triforium, fenêtres hautes) sera reprise à l'âge d'or de l'architecture gothique et concrétisée à Chartres. Construit sensiblement en même temps que Saint-Sernin de Toulouse et Saint-Jacques de Compostelle, ce vaste édifice est le fruit des efforts accomplis par plusieurs génération de constructeurs romans, aux prises avec le problème de la poussée des voûtes, pour assurer aux églises à la fois la stabilité et un éclairage maximum. La lumière faisait en effet son entrée triomphale dans Cluny III.
L'existence de fenêtre propres à chaque vaisseau de la nef, grâce à leur étagement (30m de hauteur, 17m pour le grand collatéral et 10m pour le petit), favorisait la pénétration de la lumière dans ces parties de l'église, que le percement audacieux de trois baies par travée sous la voûte centrale en berceau renforçait encore.
L'utilisation presque systématique de l'arc brisé en tiers point, qui limitait en grande partie la poussée des voûtes sur les murs, permit à l'architecte de porter l'élévation du grand vaisseau à une hauteur de 30m au-dessus du dallage (Notre-Dame de Paris, 35m).
Pour accéder à l'église abbatiale, il fallait franchir une sorte de porte d'honneur de l'enceinte fortifiée et descendre une série de degrés qui aboutissait au pied du portail gothique encadré de deux tours carrées appelées "le Barabans".
Protégé par un auvent, le portail abritait trois statues-colonnes figurant Saint Jean-Baptiste et Saint Etienne sur les piédroits et Saint Pierre sur le trumeau.
Le linteau supportait un vitrail dont la résille à cinq rayons était de pierre.
Au-dessus de l'auvent, une magnifique rosace de pierre de dix mètres de diamètre, formées de vingt lancettes issues d'une rose centrale, ornait la façade et donnait à l'édifice un éclat majestueux.
Les voûtes de la nef principale du narthex, très bombées, dataient du temps des premières tentatives gothiques.
Leurs clefs de voûte culminaient à 25m et leur stabilité était assurée par les arc-boutants élevés au-dessus du toit des collatéraux.
Le portail donnait accès au grand vaisseau rythmé de onze travées sur une longueur de 75m. Soixante piliers de plan cruciforme, cantonnés de colonnes engagées et d'un pilastre cannelé tourné vers l'intérieur de la nef centrale, supportaient l'ensemble des voûtes de l'église.
Quatre clochers couronnaient les deux transepts saillants par rapport à l'emprise des nefs. Celui de la croisée du grand transept était de plan barlong ; les trois autres, ceux du croisillon nord du grand transept (clocher des Bisans), du croisillon sud de ce même transept (de l'Eau Bénite), de la croisée du petit transept (des Lampes), étaient de plan octogonal.
De nombreux édifices ont directement été influencés de ce grand sanctuaire et situés presqu'exclusivement en Bourgogne. Signalons : les cathédrales d'Autun, de Châlon-sur-Saône (Saône et Loire) et de Langres (Haute-Marne), la basilique de Paray-le-Monial (Saône et Loire, reproduction au 1/3 de Cluny III et encore dans tous ses états), l'abbatiale de la Charité-sur-Loire dans la Nièvre.La parenté sculpturale se retrouve, quant à elle, à Vézelay et celle de la peinture murale à la chapelle de Berzé-la-Ville (Saône et Loire).
Destruction et restauration :
De 1790 à 1798, c'est à dire entre le départ des moines et la vente des bâtiments du monastère comme biens nationaux, une série d'actes irréparables se produisit : la destruction des tombeaux et du mobilier, la récupération des métaux, grilles, ornements divers, cloches, plomb et cuivres des toitures. Contre ce dépeçage, Alexandre Lenoir, envoyé en commissaire en 1800, envoya une lettre au Ministre de l'Intérieur Jean Chaptal. Cette démarche n'a pas eu de conséquence réelle, puisque la démolition continua et ce malgré les efforts de la municipalité clunisoise impuissante en raison de ses faibles moyens. L'essentiel n'a pas pu être sauvé. En 1809, le manque d'entretien et l'abandon dans lequel se trouvait alors le reste de l'édifice sans sa partie orientale, entraînèrent l'effondrement du clocher du choeur, miné par le gel et les pluies. Au nord du grand transept, le clocher des Bisans s'élevait encore et sa toiture subsistait en grande partie, le clocher des Lampes était en bon état, le déambulatoire et les chapelles rayonnantes étaient découvertes. En 1810, le grand portail et la chapelle Saint-Michel s'effondrèrent dans une grande explosion préparée durant neuf jours, entraînant avec eux la chute de deux de travée de voûte du narthex.
En 1811, pour utiliser l'emplacement est de l'église en vue de la construction des Haras Nationaux, le clocher des Bisans, le clocher des Lampes et une partie du petit transept furent démolis à leur tour et l'abside en 1823. Les chapiteaux de l'hémicycle échappèrent cependant à la perte ou à la destruction définitive.
Le vandalisme ne laissa finalement subsister que le bras sud du grand transept dans lequel des réparations furent faites et un mur élevé au nord, pour clôturer ce moignon d'église.
Vers 1866, suite à la fondation par Victor Duruy, Ministre de l'Intérieur, d'une Ecole Normale Secondaire dans les anciens bâtiments monastiques, le grand transept fut restauré et utilisé comme chapelle. Cette école, transformée en Ecole de Contremaîtres en 1891, devint en 1901 Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers (ENSAM), dans laquelle sont formés, encore aujourd'hui, des ingénieurs : les Gadz'Arts.